avant-propos
Durant l’été 2019 une camarade partant de Toulouse m’a donné un vélo. Il couine, vibre, déraille et crée un capharnaüm alarmant. À beaucoup d’égards il devrait se diriger à la casse, mais j’ai choisi de lui donner une seconde chance; après tout, il ne m’a rien coûté, c’est un cadeau, je peux me permettre d’y porter mon attention, mon soin.
N’étant pas totalement étranger à l’entretien de vélos, je me suis mis à chercher un lieu où je pourrais avoir accès au matériel nécessaire. Mon choix se porte sur Vélorution à Bonnefoy, il s’agit plutôt d’un atelier ouvert qu’un service de réparation. On y serait même laissés à soi-même s’il n’y régnait pas une atmosphère d’entraide.
Un objet en mauvais état est toujours une occasion de tenter de le réparer, après tout, quoi qu’il arrive il serait jeté, autant essayer. Je sens une forme de fierté à rouler avec ce vélo rafistolé, en constante évolution alors que je découvre et remplace des morceaux. Le processus est lent, mais certainement plus passionnant qu’un achat de vélo impeccable.
Au fur et à mesure, les objets qui m’entourent accumulent les cicatrices : bouts de scotch sur les livres, coutures sur les doudous et vêtements, écouteurs ressoudés… Comme des marques de guerre ou des tatouages, je suis cerné d’histoires matérialisées par les accidents et mes interventions. À cet instant ces objets deviennent miens, et j’ai l’impression de m’exprimer à travers eux en y posant ma marque.
Plus je m’implique dans ces objets, plus je finis par les connaître, et par remonter le fil de leur existence : cette grosse chaîne hi-fi des années 90 ne contient qu’un lecteur cd, un petit circuit DAC1 et de quoi convertir le 220v, beaucoup de vide et peu d’évolutions fondamentale jusqu’à aujourd’hui. De même pour ma cafetière à filtre. Ma mamie a la même mais sans une horloge permettant de programmer un café à 7:00 pétantes que je me lève ou non. A-t-on vraiment besoin que notre frigo soit doté d’une tablette qui détecte ce qu’il manque, et les commande sur Carrefour Drive ?
En juin 20192, deux hackers français se sont immiscés dans le nouveau robot-cuiseur connecté tactile de Lidl, voulant installer le jeu Doom sur la tablette intégrée. Ils découvrirent alors un microphone installé dans la coque, n’ayant aucun usage, relié à la tablette se révélant être un modèle obsolète sans protection contre d’éventuelles attaques de pirates. L’affaire embarrassa Lidl qui tenta de justifier le micro avec une mise à jour à venir, réglant ces défauts. Était-il nécessaire de coller une tablette dans ce robot-cuiseur ?
« Ça fait moderne », où la modernité revient à connecter tout, n’importe quoi et sa grand-mère à l’Internet of Things, ainsi qu’à annihiler tout rapport sensible aux objets. Au nom du progrès, le contrôle se cache derrière une vitre transmettant l’électricité statique d’un doigt, ou bien dans le cloud, traitant notre voix dans des serveurs lointains.
« Pour la plupart des utilisateurs, les objets techniques sont magiques. Nous savons ce qu’ils font, mais pas de quelle manière ils agissent. Alors, chacun finit par vivre dans un monde qu’il ne comprend pas vraiment. Il me semble qu’il y a là une forme grave de régression, presque un retour à une mentalité du Moyen Âge, où l’on croyait à l’action de forces invisibles, de pouvoirs occultes qui restaient inintelligibles… »
« Agir dans le monde et sur lui fait partie intégrante de notre manière de penser et d’élaborer nos connaissances. Or cela nous fait défaut aujourd’hui, parce que nous nous déchargeons de toute activité directe sur des outils techniques, en oubliant que la réalité n’est pas faite que de calculs et d’algorithmes, mais aussi de matériaux qu’il faut apprivoiser. »
– Matthew Crawford, Contact : pourquoi nous avons perdu le monde, et comment le retrouver
introduction
« Je voudrais aller surtout vers quelque chose de culturel. Ce qui, maintenant, me préoccupe le plus, ce n’est pas une étude froide et objective, que je crois pourtant nécessaire; je ne veux pas faire un musée, encore que j’en reconnaisse la nécessité et l’utilité; je voudrais surtout éveiller culturellement mes contemporains en ce qui concerne la civilisation technique ou, plutôt, les différents feuillets historiques et les différentes étapes d’une civilisation technique, car j’entends des grossièretés qui me découragent.
Particulièrement, l’objet technique est rendu responsable de tout, d’une civilisation sur-technicienne, où il n’y a « pas assez d’âme »; ou bien la civilisation de consommation est rendue responsable des désastres de nos jours et du désagrément de vivre.
Elle n’est pas tellement technicienne, notre civilisation, mais quand elle l’est, elle l’est quelquefois très mal. Il est bien vrai qu’elle a des aspects de civilisation de consommation; là, je crois, est l’essentiel.
Il faudrait faire une histoire du développement des objets techniques, qui serait une histoire par étapes, et voir qu’il y a une espèce de retard de la culture sur la réalité. Autrement dit, il faudrait apporter un tempérament, il faudrait modifier l’idée selon laquelle nous vivons dans une civilisation qui est trop technicienne; simplement, elle est mal technicienne. »
–Gilbert Simondon, entretien sur la mécanologie avec Jean Le Moyne, 1968
Le rapport à la technique que décrit ici Gilbert Simondon semble être pour moi la source de nombreuses interprétations erronées sur les maux d’un monde de plus en plus encerclé de technologie. Son propos, bien que datant d’une époque d’industrie en plein essor avant le choc pétrolier de 1973, est d’autant plus pertinent à une heure où la miniaturisation des composants électroniques permet de transporter un ordinateur dans sa poche. Le téléphone mobile intelligent, innovation révolutionnaire diffusée par le premier iPhone en 2007, continue de transformer nos sociétés de manière spectaculaire, avec les versions successives du Web 1.0, 2.0 et peut-être même 3.0…
Une société « mal technicienne » n’intégrerait pas ses objets techniques dans le champ de la culture, reléguée aux marchés et milieux des spécialistes. Et pourtant tous les aspects de la vie quotidienne sont de plus en plus encadrés par des objets techniques variés : qu’il s’agisse de la voiture, de la cafetière, d’une télévision ou d’un réfrigérateur, connecté ou non. Penser ces objets comme de la marchandise ou des réponses neutres à un besoin précis serait une erreur. C’est omettre leur contexte de création, l’intention guidant la conception de leur usage, ce qui serait l’apanage du designer, et les conditions sociétales de création de ces objets. Étant constamment embarqués dans un flux d’informations et d’injonctions diverses, le temps laissé à l’attention que nous devrions porter à ces objets est accaparé par d’autres occupations cognitives extérieures. N’y aurait-il pas là une forme d’aliénation ?
Je souhaiterais dans le présent mémoire explorer un contre-courant, une civilisation technicienne : le monde des hackers. À travers leur esprit de la bidouille, du bricolage et d’une curiosité insatiable, j’y vois une piste de réponse à Simondon ou à Matthew Crawford dans l’intégration de la technique dans la culture. Tout comme les designers ne sauveront pas le monde, les hackers non plus. Les premiers (dans leur définition historique) servent d’intermédiaire entre une industrie et des usagers, les hackers émanent des milieux qualifiés mais restent dans le flou des frontières de ce monde divisé en deux camps.
Le point d’entrée de la notion d’obsolescence (programmée) me semble intéressant à explorer comme symptôme d’une société mal technicienne. À partir de son analyse je pourrais identifier ce qui peut enrayer une interaction entre l’usager et la technicité (défaillante dans ce cas) d’un objet et explorer des pistes de solutions. L’idée que l’obsolescence puisse être programmée soulève plusieurs problèmes, dont celui qui dépossède l’usager d’une forme de contrôle du cycle de vie de son objet. La conséquence de l’obsolescence programmée (dans mon analyse je lui préfère le terme « accélérée ») étant le rachat systématique d’un objet irréparable pour des raisons financières, temporelles ou psychologiques. Dépossession impliquant un rapport détaché de remplacement consumériste à ses objets, là où je souhaiterais proposer des manières plus sensibles et émancipées d’une boucle de consommation perverse.
Durant mes recherches, les philosophes Gilbert Simondon et Matthew Crawford m’ont beaucoup influencé, notamment ma découverte du concept d’individuation du premier : un individu se singularise en fonction d’un environnement dont il fait son milieu, et ce en opposition avec une conception individualiste du monde. Alors une communauté technicienne basée sur le collectif comme des Tiers-Lieux de fabrication ou de réparation sont envisageables. Sur les travaux autour du bricolage et du faire, mes lectures se retrouvent au carrefour de designers, philosophes, docteurs en esthétique et grandes figures idéalistes de la culture hacker/maker. La lecture répétée de la revue Back Office n°1 : Faire Avec depuis son achat en mai 2017 aura également eu un effet retentissant sur mon approche du design en me donnant à lire un champ théorique dans lequel j’évoluais sans jamais l’avoir lu ou formulé. Chacun de ses articles et auteurs m’auront touché, et tout particulièrement Sophie Fétro, m’initiant à une lecture de mes références de design de STD2A3 sous l’angle bricoleur comme chercheur plastique, en des termes plus académiques que mes cours de l’époque mais relevant de la même approche.
Mon propos sur les hackers se base majoritairement sur L’âge du faire, hacking, travail, anarchie du sociologue Michel Lallement, en immersion pendant un an au fameux hackerspace Noisebridge, à San Francisco. Des références satellites issues de mon propre corpus ou bien d’autres sources sont également présentes, mais la lecture de ce livre aura légitimé beaucoup d’idées tout en proposant une histoire du hacking légèrement parallèle aux récits presque légendaires de cette subculture. Dans la même lignée, j’aurai aussi été beaucoup marqué par la thèse en esthétique de Camille Bosqué4, continuation du travail de Michel Lallement sur le champ du design. J’aurai également rencontré et interrogé différentes personnes impliquées dans mon champ de recherche, ces expériences sont relatées dans trois carnets indépendants auxquels je fais appel dans le mémoire. Dans le monde de la réparation solidaire, j’ai pu participer à une rencontre avec les intervenants de l’association PiNG à Nantes, à l’origine de l’atelier ouvert de la maison du quartier du Breil. J’ai aussi pu interroger et observer Marie Hujbregts, médiatrice des Café Bricol’ des Petits Débrouillards Toulouse. Dans le milieu des fablabs, j’ai pu interroger Alice Langlais, fabmanager à F@briquet de Ramonville, sur l’approche de la fabrication numérique spécifique pour des jeunes personnes sans culture technique avancée. J’ai également pu converser avec le designer-maker stéphanois Pierrick Faure, diplômé d’un DNSEP dont le mémoire portait sur l’auto-production en design, nos objectifs convergeant sur certains points.
Le sens de lecture des parties de ce mémoire se veut explosé, mais peut tout de même être regroupé en plusieurs blocs à lire à la suite. Cet arrangement ne témoigne pas d’une recherche chronologique, plutôt d’une composition de points relevés à divers moments dans le temps.
Dans une première partie, le contexte d’intervention de ce travail de diplôme sera dressé sous deux angles : le premier abordera la crise de l’attention comme perte de contact avec le « monde réel » décrite par Matthew Crawford. Ainsi que ce qu’une perception magique de la technique peut avoir comme effets pervers, c’est à dire sans perception matérielle d’un rapport cause-conséquence et issue d’un travail à travers le fantasme de l’automate. Le second angle sera une analyse de la notion d’obsolescence dans sa vision programmée, son origine historique, ses manifestations dans le design du siècle dernier et d’aujourd’hui. Cela mènera à la définition d’un phénomène de coque, regroupant plusieurs mécanismes empêchant l’appropriation (et donc la réparation voire l’entretien) de la technicité des objets du quotidien. À partir de ce contexte, une problématique pourra être posée : Comment un designer graphique, à partir de la culture hacker, peut-il aider le consommateur-utilisateur à éveiller sa responsabilité par une ouverture à la curiosité ?
Dans une seconde partie, une description de la culture hacker est nécessaire pour énoncer les facteurs historiques de son émergence, de son évolution et d’une définition générale d’un hacker, ainsi que les manifestations et impacts tangibles de cette sous-culture très influente. Ces principes de bases serviront dans un second temps à décrire ce que pourrait être un designer graphique hacker. Je décrirai aussi quelques graphistes qui, par quelques travaux ou bien leur carrière, entreraient dans cette figure dont je souhaite tracer la silhouette. L’enjeu de cette partie étant de définir et décrire un positionnement de design que sera le mien pour la suite du mémoire ainsi que durant les macro-projets en émanant.
Dans une dernière partie, je vais constituer les points de sortie de ce travail de mémoire pouvant embrayer sur des productions de design graphique. Je commence par construire une branche décrivant une intention générale pour répondre à la situation décrite dans les deux premières parties : rendre compte de la couche externe, en précisant son intérêt par l’analyse d’œuvres conceptuelles mises en parallèle avec mes objectifs de travail. Cette branche se divise en trois sous-catégories constituant mes trois pistes de travail constituées lors de ma recherche. Chacune de ces parties justifie son intérêt à la lumière des analyses précédentes, ainsi que sa mise en lien avec divers travaux de design. Des principes sont extraits de ceux-ci et transférés dans des hypothèses et questions de design graphique.
un circuit DAC, pour Digital to Analog Converter, convertit le signal numérique encodé sur un CD en un signal électrique analogique pour des enceintes ou un amplificateur. ↩︎
Marie Turcan, « Les dessous du robot cuiseur de Lidl », Numerama, 13/06/2019 ↩︎
Bac Technologique, spécialité Sciences Techniques du Design et des Arts Appliqués, réalisé de 2012 à 2015 au lycée Bréquigny de Rennes, avec Maximilien Bœrg pour professeur principal ↩︎
Camille Bosqué. La fabrication numérique personnelle, pratiques et discours d’un design diffus : enquête au coeur des FabLabs, hackerspaces et makerspaces de 2012 à 2015 Art et histoire de l’art. Université Rennes 2, 2016 ↩︎